14
À bord du Traque-Soleil, Tol’chuk fut réveillé par la première explosion. Avant que son écho s’estompe, l’og’re était déjà sur ses pieds. Il se dirigea en titubant vers la porte de sa cabine. Le long du couloir, d’autres portes s’ouvrirent à la volée. Des visages perplexes promenèrent un regard à la ronde, tentant de déterminer l’origine du raffut.
En tirant sur la tunique qu’il venait d’enfiler à la hâte, le n’ain Magnam rejoignit Tol’chuk.
— Que se passe-t-il ?
L’og’re, que le plafond trop bas empêchait de se tenir debout, secoua la tête en signe d’ignorance. Au loin résonnait un rugissement sourd.
— On a un problème.
Des notes de gong stridentes le confirmèrent aussitôt. Tol’chuk se tourna vers l’écoutille qui menait au pont intermédiaire à l’instant où un marin surgissait par celle-ci.
— Fort-Tempête est attaqué ! hurla l’el’phe, les yeux exorbités, en gesticulant pour faire signe aux passagers de sortir.
Tol’chuk se hâta d’obtempérer, suivi par les occupants des autres cabines. En émergeant à l’air libre, il comprit combien les vents avaient forci. Son odorat aiguisé capta immédiatement une odeur de fumée. Il se tourna vers la source de celle-ci. Un quart de lieue au-delà des quais, des flammes dansaient très haut dans l’obscurité.
Magnam rejoignit Tol’chuk. Bouche bée, le n’ain contemplait, non pas la cité en feu, mais le ciel qui la surplombait.
— Que diable se passe-t-il ?
Tol’chuk leva les yeux. Une vingtaine de traînées flamboyantes s’entrecroisaient dans le ciel nocturne. L’og’re regarda un météore filer au-dessus de sa tête, s’abattre sur un clocher, rebondir et s’écraser sur un pont qu’il fit voler en éclats.
— Le capitaine sait peut-être de quoi il retourne, dit Magnam en tendant un doigt vers tribord.
Jerrick, capitaine intérimaire du Traque-Soleil en l’absence de la reine Tratal, se tenait contre le bastingage, une longue-vue collée contre son œil droit. Il demeura parfaitement immobile et impassible tandis que d’autres boules de feu frappaient la cité, ouvrant des trous béants et incendiant les structures alentour. Tol’chuk suivit la direction de son regard jusqu’aux tours du palais royal. Grâce à sa vue perçante, il distingua un scintillement au sommet de la plus haute d’entre elles. Quelqu’un envoyait un signal à l’aide d’un miroir.
Jerrick baissa sa longue-vue et pivota vers les gens massés sur le pont.
— Larguez les amarres ! tonna-t-il afin que tous l’entendent. Prévenez le reste de la flotte ! Mettez les canots à l’air ! Il faut évacuer le plus d’habitants possible !
Les marins se hâtèrent de gagner leur poste. Des nœuds furent défaits, des bouts détendus. Les voiles affaissées claquèrent au vent nocturne. Tout le long du port, d’autres navires – gros et petits – suivirent le mouvement Quelques-uns d’entre eux prirent de l’altitude, leur quille de fer rouge luisant d’énergie contenue.
Près du bastingage, les marins arrachèrent les bâches qui dissimulaient les canots du Traque-Soleil, dressèrent le petit mât des embarcations et défirent les cordes qui les maintenaient en place.
Après avoir donné ses dernières instructions à l’équipage, Jerrick se dirigea vers Tol’chuk et les guerriers n’ains. L’inquiétude se lisait dans son regard, mais ce fut d’une voix ferme qu’il annonça :
— J’ai reçu du palais l’ordre de vous faire tous embarquer dans le premier canot du Traque-Soleil. Je dois vous emmener rejoindre vos compagnons. La reine soupçonne que l’attaque n’est pas dirigée contre Fort-Tempête même, mais contre la sor’cière.
— Et ensuite ? s’enquit Tol’chuk.
Jerrick secoua la tête.
— Je dois vous conduire au palais, c’est tout ce que je sais.
Il les entraîna vers la poupe du navire. Au-delà du bastingage, le plus gros des canots était prêt à les accueillir. Sa voile gonflée se tendait déjà vers l’avant.
Un craquement sinistre résonna à bâbord. Tol’chuk vit un vaisseau marchand à la coque renflée se casser en deux. Une boule de feu avait frappé le bâtiment avant de poursuivre sa trajectoire au-dessus des mâts du Traque-Soleil. Dans son sillage, l’air brûlait comme sur le passage d’un soleil. Les voiles en flammes, le navire endommagé dégringola dans le ciel – et dans la lumière dansante de l’incendie, Tol’chuk distingua les silhouettes minuscules des marins qui chutaient vers leur mort.
Grimaçant, Jerrick fit signe à l’og’re et aux autres d’embarquer dans le canot.
— Dépêchez-vous. Nous devons partir.
Tandis que les n’ains se pressaient le long de l’étroite passerelle, les yeux du capitaine se tournèrent vers la cité illuminée par des dizaines de brasiers. Fort-Tempête s’inclina et commença à s’enfoncer dans les nuages alentour. Des cris et des hurlements lointains parvinrent aux oreilles de Tol’chuk.
L’og’re fut l’avant-dernier à monter à bord du canot. Jerrick le suivit, les lèvres pincées et exsangues. D’un geste, il congédia le marin qui s’était installé à la barre et prit sa place.
— Je me débrouillerai seul, dit-il. Retourne à ton poste à bord du Traque-Soleil. J’ai confié le commandement au premier maître.
Le marin s’inclina et regagna le navire.
Dès que les dernières amarres furent larguées et la passerelle retirée, le petit canot s’écarta du vaisseau amiral. Toute voile dehors, il effectua un virage serré en direction du château et commença à prendre de l’altitude.
À présent, un bon quart de la ville flambait. Le ciel était envahi par une fumée épaisse et suffocante. Tol’chuk vit un météore jaillir du centre de Fort-Tempête et poursuivre sa trajectoire vers le firmament. Les planches qu’il avait crevées sur son passage s’enflammèrent et retombèrent en pluie sur les demeures voisines, allumant de nouveaux foyers d’incendie.
Hébété, Tol’chuk s’accroupit près du mât, tandis que les n’ains se massaient en petits groupes dans l’embarcation exiguë. Magnam se traîna jusqu’à l’og’re.
— Au temps pour votre plan de surprendre le Gul’gotha, marmonna-t-il. Quelqu’un sait que nous sommes ici.
Le canot se trouvait désormais à une hauteur suffisante pour survoler la destruction en contrebas. Des colonnes de fumée âcre l’assaillaient ainsi que des vagues traîtresses. Jerrick guidait son embarcation d’une main habile, contournant les brasiers les plus féroces et guettant un éventuel danger venu du ciel. Mais la chaleur devenait insupportable ; la fumée piquait les yeux et brûlait le nez de Tol’chuk.
Devant eux, les tours du palais se rapprochaient. Plusieurs d’entre elles penchaient comme des marins ivres, menaçant de s’écrouler d’une seconde à l’autre. Tol’chuk jeta un coup d’œil derrière lui.
Jerrick tenait la barre, son visage livide maculé de sueur et de suie. Lui aussi avait vu le danger, mais il restait stoïque et déterminé. Il tourna son regard vers le signal qui clignotait au sommet d’une des tours inclinées. La lueur argentée égrenait un code. En guise de réponse, Jerrick appuya sur la barre et infléchit sa trajectoire vers le bâtiment en difficulté.
— Vos compagnons sont là-dedans, annonça-t-il calmement, avec un signe du menton.
Tol’chuk déglutit. La tour continuait à basculer, tombant comme au ralenti. Jamais ils ne l’atteindraient à temps.
Jerrick tentait d’aller le plus droit et le plus vite possible, mais l’incendie perturbait les vents. Le tourbillon d’air chaud et froid créait des tempêtes de poche. Ballotté par des rafales imprévisibles, Jerrick était forcé de zigzaguer.
Tandis qu’il luttait contre le gouvernail, un rugissement pareil à celui d’un millier de dragons en colère résonna sous le canot.
— Accrochez-vous ! hurla-t-il.
Tol’chuk enfonça ses griffes dans le plat-bord comme un autre météore crevait les nuages et passait à moins d’un jet de pierre sur tribord – un soleil monstrueux rasant leur frêle esquif. Les n’ains glapirent et plongèrent sur le côté. Une nuée de débris soulevés par la boule de feu mitrailla la coque du canot.
Tol’chuk reporta son attention vers la poupe, juste à temps pour voir une demie maison enflammée jaillir devant leur embarcation et exploser dans les airs en projetant des débris ardents. Jerrick vira brusquement et évita la collision à moins d’une largeur de main près.
Les passagers ne s’en tirèrent pas indemnes pour autant. Une dizaine de bardeaux flamboyants s’abattit sur eux. Les n’ains les dévièrent ou les envoyèrent par-dessus bord à grands coups de pied. Mais ils ne purent empêcher l’un d’eux de toucher la voile, de passer au travers et d’embraser la toile.
Tol’chuk se leva d’un bond et gifla les flammes, roussissant les poils de ses mains et de ses bras. Néanmoins, le feu se propagea rapidement, dévorant leur unique voile alors que des flammèches faisaient leur apparition par-dessus le bastingage.
— La coque brûle ! s’époumona Jerrick.
Tandis que Tol’chuk et les autres luttaient contre l’incendie, l’esquif plongea vers la cité en flammes.
Flanquée de Wennar, Elena dévalait l’escalier en colimaçon qui conduisait au corps de bâtiment principal du palais el’phique. Les marches gîtaient selon un angle fort peu naturel, comme dans un rêve enfiévré. Hélas ! Toute cauchemardesque qu’elle fût, la scène était bien réelle. L’air empestait la fumée. Une chaleur étouffante régnait dans l’étroite cage d’escalier. Des cris résonnaient dans le lointain.
À travers les étroites fenêtres de la tour, Elena apercevait des visions de destruction. Des feux brûlaient partout dans la cité. Des quartiers entiers n’étaient déjà plus que ruines noircies.
— Nous ne sommes plus très loin, siffla Wennar.
Devant eux, deux gardes el’phes leur ouvraient la voie. Ils devaient se rassembler dans la salle d’audience de la reine, au rez-de-chaussée du château.
En jetant un coup d’œil par une fenêtre, Elena aperçut quelques navires qui survolaient la cité ravagée. Des lampes éclairaient leur mâture, et des cordes pendaient par-dessus leur bastingage pour sauver les personnes les plus menacées.
Priant pour les habitants de Fort-Tempête, Elena accéléra afin de rejoindre Wennar. Tout en courant, elle se représenta le petit garçon el’phe qui lui avait volé un baiser. Elle revit ses yeux pétillant de vie et d’allégresse. Voilà ce qu’elle avait attiré sur le foyer de cet enfant : le feu et la mort. Tel était le sort échu à tous ceux qui croisaient son chemin. Certes, elle n’avait pas allumé l’incendie de sa propre main, mais le résultat était le même. Au final, elle serait responsable de la destruction de la cité el’phique. Les forces ténébreuses du Gul’gotha avaient dû sentir sa présence.
— Merci, Douce Mère, grommela Wennar.
Elena reporta son attention devant elle. Ils arrivaient au bas de l’escalier. Jaillissant de la tour inclinée, ils foncèrent à l’intérieur du bâtiment principal.
— Par ici ! cria un des gardes.
Ici aussi, le sol penchait, mais dans le bon sens. Ils s’engouffrèrent dans un passage qui descendait.
D’autres el’phes, encore en tenue de nuit comme Elena, étaient venus chercher refuge à ce niveau du palais. Leurs yeux brillaient de peur et de panique. Mais pas seulement. Elena surprit les froncements de sourcils et les malédictions chuchotées sur son passage. Un homme cracha même à ses pieds.
— Va-t’en, sor’cière !
Wennar l’écarta d’un coup de coude et poussa Elena en avant.
— Ne faites pas attention à lui, maîtresse.
Elena se mordit la lèvre.
Mais plusieurs personnes reprirent en chœur l’exhortation du mécontent.
— Va-t’en, sor’cière ! Va-t’en !
Le bruit attira d’autres el’phes depuis les couloirs voisins. Les gardes furent forcés de dégainer pour se frayer un chemin à travers la foule grandissante. La progression du groupe ralentit. Derrière eux, les rangs se refermaient et la pression croissait.
— Elle nous a tous assassinés ! glapit une femme.
Sur la gauche, une dague apparut dans la main de quelqu’un. Elena ne vit qu’un éclair argenté. Heureusement, Wennar était là. Il saisit le poignet de l’agresseur et brisa ses os frêles avec un craquement sonore. L’homme tomba à genoux. Après l’avoir délesté de sa dague, Wennar l’écarta d’un coup de pied.
Le n’ain désormais armé poussa Elena devant lui, le plus près possible des gardes el’phes qui leur ouvraient la voie. La porte de la salle d’audience se dressait un peu plus loin, mais une foule dense s’interposait entre elle et eux. Ils ne pouvaient plus avancer.
— Tuez la sor’cière !
Wennar grogna quand un pied de chaise brisé s’abattait sur son oreille. Il trébucha mais parvint à se ressaisir.
— Il faut absolument passer.
Elena baissa les yeux vers ses mains écarlates de pouvoir. Pouvait-elle massacrer ces gens paniqués ? Les tuer pour assurer sa survie ? Elle serra les poings. Douce Mère, ne m’obligez pas à faire ça.
Puis les doubles battants de la salle d’audience s’ouvrirent à la volée. Tous les regards se tournèrent vers le bout du couloir.
La reine Tratal se tenait sur le seuil de la pièce. Elle portait une simple tunique longue, et ses cheveux tombaient librement dans son dos ; pourtant, nul n’aurait pu se méprendre sur son allure majestueuse. Sa peau était aussi blanche que de la neige fraîchement tombée, et un feu glacial embrasait ses prunelles. Des cascades d’étincelles bleues scintillaient le long de ses bras nus. Même ses cheveux scintillaient de pouvoir.
Lorsqu’elle parla, tout le monde put entendre le tonnerre gronder dans sa voix :
— Qu’est-ce que cela signifie ?
Enhardi par son anonymat, un homme lança depuis l’autre bout du couloir :
— C’est la sor’cière qui a attiré ce malheur sur nos têtes ! Nous voulons nous venger !
Des murmures d’assentiment parcoururent la foule.
Une dague apparut dans la main de la reine Tratal. Elle la tendit à la foule.
— Alors, tuez-moi, dit-elle sur un ton cinglant. C’est moi qui ai amené Elena ici, contre sa volonté. Si quelqu’un est à blâmer pour la destruction de cette nuit, c’est votre propre souveraine. C’est mon orgueil qui sera la cause de notre ruine.
Elena était assez près pour voir les larmes dans les yeux de Tratal. La dague tremblait entre les doigts de la reine – non de peur, mais d’angoisse et de chagrin.
— Prenez ce couteau et plongez-le dans mon sein !
Un silence de mort s’abattit sur le couloir.
— Non, protestèrent les et el’phes les plus proches.
Le chagrin de la reine se propagea rapidement à ses sujets. Ceux-ci tombèrent à genoux ou s’étreignirent les uns les autres en sanglotant. Telle la surface d’une rivière gelée au printemps, la foule compacte se craquela, se fendit et commença à fondre autour d’Elena.
Tratal baissa sa dague avec une expression pleine de regrets, comme si elle déplorait vraiment que personne ne l’ait prise au mot. Son regard croisa celui d’Elena et le feu glacial s’éteignit dans ses prunelles.
— Viens, dit-elle. Nous n’avons pas beaucoup de temps.
Elena bouscula les gardes et contourna les el’phes prostrés sur le sol en pente. Lorsqu’elle eut rejoint Tratal, elle toucha le bras nu de la reine en un geste de compassion silencieuse.
Tratal posa sa main sur celle de la jeune femme.
— Je suis désolée.
— Ne puis-je rien faire pour aider à sauver votre cité ? s’enquit Elena.
Tratal secoua la tête.
— Nous allons sauver autant de gens que possible à l’aide de nos navires.
Elle entraîna la jeune femme à l’intérieur de la salle d’audience : une pièce toute en longueur, avec des tapisseries aux murs et un trône d’acajou poli dans le fond. En temps normal, c’était ici qu’elle résolvait les querelles et veillait à la bonne marche de sa cité. À présent, c’était devenu le point de ralliement de la maison royale. Des el’phes jeunes et vieux s’affairaient et couraient dans tous les sens, se préparant à évacuer le palais.
Elena détailla cette confusion organisée, fronçant les sourcils à la vue de plusieurs anciens penchés sur une rangée d’instruments étranges contre le mur du fond.
— Et mes amis ? demanda-t-elle.
Du menton, Tratal désigna un coin de la pièce. Elena remarqua enfin Mama Freda, occupée à bander le bras d’Er’ril. L’homme des plaines était assis sur une caisse d’équipement. Malgré la distance qui les séparait. Elena vit qu’il tenait le Journal Sanglant sur ses genoux. Il continuait à protéger le Grimoire comme il l’avait toujours fait.
Tratal entraîna Elena vers ses compagnons.
— J’ai également envoyé un message pour que l’on fasse venir l’og’re et les n’ains restés à bord du Traque-Soleil. Ils devraient arriver en canot d’un instant à l’autre. Dans le chaos ambiant, vous ne devriez pas avoir de mal à filer discrètement pendant que la poursuite se concentrera sur la cité.
Er’ril aperçut les deux femmes et se leva, une bande de lin déchiré pendouillant au bout de son bras gauche.
— Elena, tu vas bien ? s’inquiéta-t-il.
— Oui, oui, répondit la jeune femme en lui faisant signe de se rasseoir. Laisse Mama Freda finir son travail.
La vieille guérisseuse agita l’autre extrémité du bandage.
— Il tire sur sa bride depuis la première boule de feu. Si je l’avais laissé faire, il t’aurait rejointe au galop.
Er’ril ouvrit la bouche pour protester, mais Elena le fit taire d’une main levée. Ce fut à la reine Tratal que s’adressa sa question suivante :
— Ces boules de feu… Savez-vous d’où elles viennent ? Ou qui les envoie ?
Du menton, Tratal désigna les anciens et leurs instruments.
— Viens. Le temps presse, mais tu devrais voir ça par toi-même.
Elle entraîna Elena et Wennar vers les quatre stations situées derrière son trône.
Les vieillards étaient assis sur de hauts tabourets, face à des colonnes de bois hérissées d’instruments en bronze. Ils pressaient leur visage contre une découpe ovale dans la façade de la colonne, tandis que leurs doigts manipulaient des mollettes de bronze. À l’approche de Tratal, l’un d’eux se redressa et pivota légèrement.
— Ma reine, dit-il en la saluant du chef. Je crains que nous n’ayons découvert aucun chemin sûr pour la cité.
Tratal posa une main sur son épaule.
— Merci, Germayn. Vous et les autres guetteurs devriez rejoindre vos familles. Mais d’abord, pourriez-vous montrer ce que vous avez vu à Elena ?
Le vieillard acquiesça.
— Certainement, ma reine. (Il sauta de son siège et le tapota.). Assieds-toi, mon enfant.
Le front plissé par la curiosité, Elena se hissa sur le tabouret. Wennar se fit offrir une autre station. Lorsqu’ils furent installés, Germayn les invita à se pencher pour regarder par la découpe de la colonne. La forme ovale, aux bords usés par des siècles d’utilisation, s’ajustait parfaitement au contour du visage d’Elena. À l’intérieur, la jeune femme ne vit que ténèbres, mais elle sentit que la colonne était creuse.
— Laissez-moi ouvrir un canal de vision à distance, dit Germayn.
Elena l’entendit tripoter les mollettes de bronze. Pendant qu’il s’affairait, la voix de la reine Tratal expliqua :
— Nous disposons d’yeux de cristal placés sous le ventre de la cité, pour voir à travers la tempête. Les architectes de Fort-Tempête avaient conçu un système de miroirs et de prismes pour nous permettre d’épier le monde en contrebas.
— Nous y voilà, marmonna Germayn.
Il y eut un cliquetis. Puis l’intérieur de la colonne s’éclaira, arrachant un hoquet de surprise à Elena. Un paysage ravagé se reflétait dans un miroir incliné devant son visage. Elle devina instantanément de quoi il s’agissait. Mais ce fut Wennar qui, d’une voix tendue, prononça le nom :
— Le Gul’gotha.
En dessous de Fort-Tempête, un terrain montagneux s’étendait dans toutes les directions. Même dans la lumière grisâtre qui précède l’aube, ses contours étaient faciles à distinguer. Des centaines de cônes volcaniques luisaient parmi les pics noirs. Du magma écarlate bouillonnait dans leur cratère, brillant parfois aussi fort que le soleil au zénith. C’était un enfer de fumée, de feu et de cendres.
Sous les yeux d’Elena, l’un des volcans cracha un geyser de lave. De sa gueule ardente, un énorme rocher enflammé jaillit vers le ciel. Ce n’était pas un événement aléatoire. Le visage pressé contre la colonne, Elena vit d’autres cratères projeter des boules de magma – et toutes visaient la cité dans les nuages.
Choquée et livide, la jeune femme se redressa.
— C’est la Terre elle-même qui nous attaque.
— On le dirait, oui, acquiesça Tratal. Mes guetteurs et mes vaisseaux éclaireurs avaient déclaré ces volcans endormis. Mais lorsque nous sommes arrivés à leur aplomb, ils se sont réveillés. Impossible de déterminer si cet assaut est dirigé par une main hostile ou s’il s’agit d’une défense naturelle déclenchée par notre présence. Tout ce dont nous sommes certains, c’est que nous nous sommes jetés droit dans ce piège et que nous n’avons plus aucun moyen de nous échapper. Notre seul espoir est d’évacuer les habitants de la cité à bord de nos navires, plus petits et plus rapides.
Elena et Wennar descendirent de leur tabouret.
— Avez-vous assez de bateaux pour emmener tout le monde ? s’enquit la jeune femme.
La reine Tratal se détourna sans répondre. Mais son expression était assez éloquente.
À l’autre bout de la pièce, près d’une des étroites fenêtres, un el’phe muni d’une longue-vue interpella la reine. Toutes les têtes se tournèrent vers lui.
— J’ai repéré le canot de Jerrick ! (La sentinelle pivota et Elena vit que c’était le prince Typhon. Il avait un pansement sur le nez.) Mais il a pris feu. Il brûle !
Tratal jeta un coup d’œil inquiet à Elena.
— Que se passe-t-il ? s’inquiéta la jeune femme.
— C’est le bateau de tes amis. (Tratal se tourna vers les gardes en hurlant :) Ouvrez la Porte des Tempêtes !
Les el’phes se hâtèrent d’obéir, exposant de longues chaînes dissimulées derrière d’étroites tapisseries, dans les deux coins du fond de la pièce. Dès qu’ils se mirent à tirer dessus, des rouages antiques grincèrent au plafond. Tout le mur situé derrière le trône se souleva, offrant une large vue sur Fort-Tempête.
Comme la monstrueuse porte s’ouvrait, de la fumée s’engouffra dans la salle d’audience. La moitié de la cité était en flammes. Debout près de la reine, à côté du trône, Elena toussa et cligna des yeux. En contrebas, des embarcations de toutes les tailles survolaient le désastre. Des échelles de corde pendaient depuis leur coque béante, bondée de réfugiés.
Elena jeta un coup d’œil à la reine. Ce n’était pas seulement la fumée qui la faisait pleurer.
— Qu’ai-je fait ? Se lamenta Tratal.
Le prince Typhon les rejoignit.
— Là ! dit-il, tendant un doigt pour désigner quelque chose au cœur du maelström.
— Sur la gauche, un canot minuscule piquait vers le palais, laissant un sillage de fumée et de flammes derrière lui. Son mât était pareil à une torche dans les ténèbres.
— Ils seront changés en cendres avant de pouvoir se poser.
— Non, dit fermement Tratal. Je ne pourrai peut-être pas sauver ma cité, mais je peux au moins sauver ce bateau.
Elle leva les bras et ferma les yeux.
Le jeune prince s’écarta, entraînant Elena avec lui. Il observa Tratal avec un mélange d’admiration, d’amour et d’inquiétude.
— La reine s’affaiblit rapidement, murmura-t-il. Durant toute cette horrible nuit, elle a lutté pour renforcer les sections menacées de la ville et pour maintenir dans les airs celles qui étaient gravement touchées afin de permettre aux navires de sauver le plus de gens possible. Mais même ici, au cœur de la tempête, son pouvoir n’est pas infini.
— Puis-je faire quelque chose pour l’aider ? interrogea Elena.
Typhon secoua la tête.
— Elle est maîtresse de l’air et du vent. C’est son domaine.
Er’ril les rejoignit, le bras bandé du coude jusqu’au poignet. Mama Freda le suivait, portant Tikal sur son épaule.
— Je sens une odeur de foudre, chuchota la vieille aveugle.
— Ça commence, dit Typhon.
Elena lui jeta un coup d’œil perplexe.
— Quoi donc ?
— La reine cherche le cœur de la tempête.
Près de la baie ouverte, de l’énergie bleue crépitait de nouveau le long des bras dressés de Tratal. L’el’phe poussa un hoquet étranglé, et ses cheveux se soulevèrent, formant un nimbus autour d’elle. Son visage dégoulinant de sueur devenait peu à peu translucide. Mais sous sa peau semblable à du verre, il n’y avait pas d’os : juste des nuages d’orage qui bouillonnaient, illuminés par des éclairs aveuglants. Tratal et la tempête ne faisaient plus qu’un.
Les jambes de la reine se mirent à trembler. Typhon se précipita et la rattrapa au moment où ses genoux cédaient sous elle. Soudain, Tratal rejeta la tête en arrière et un hurlement jaillit de sa gorge.
Le poil roussi, la peau couverte de cloques, Tol’chuk continuait à gifler les flammes qui dévoraient les derniers lambeaux de voile. C’était sans espoir. À présent, le feu courait le long du bastingage. La coque brûlait sous les pieds des passagers. L’og’re rugit sa rage.
Puis, comme si les cieux en personne avaient entendu sa protestation et lui répondaient, un cri strident transperça le fracas de la tempête. Tol’chuk scruta la pénombre. Très loin sur bâbord, un torrent de nuages se déversa par-dessus le mur d’enceinte de la cité et fila vers leur canot. Des tentacules vaporeux se tendirent en avant. Tol’chuk écarquilla les yeux. Éclairés par l’incendie qui faisait rage en contrebas, les nuages ressemblaient à un bras géant tendu vers eux, les doigts écartés pour mieux les saisir.
Les guerriers n’ains, qui tentaient vainement d’éteindre le feu à bord, s’interrompirent.
— C’est quoi, cette nouvelle horreur ? interrogea Magnam.
Le vent hurla ; une décharge de foudre dansa entre les doigts brumeux. Le tonnerre gronda, projetant Tol’chuk et les n’ains au fond du canot. Seul Jerrick demeura à son poste près de la barre, les yeux pleins de larmes.
— Ma reine…
Au-dessus d’eux, les nuages s’ouvrirent. Une averse torrentielle s’abattit sur le canot. Près de Tol’chuk, les flammes qui dévoraient le mât s’éteignirent avec un grésillement coléreux.
Trempé de la tête aux pieds, l’og’re se redressa. Merci, Douce Mère !
— Regardez ! s’exclama Magnam en tendant un doigt.
Tol’chuk pivota. Au-delà du mur d’enceinte de la ville, les nuages d’orage tourbillonnaient, embrasés par la foudre. Tol’chuk mit un moment à comprendre ce qui avait attiré l’attention du n’ain. Mais en regardant mieux, il discerna une forme cachée au milieu de la tempête.
Non. Pas cachée au milieu de la tempête : façonnée par elle. Accroupie parmi les nuages, elle avait des éclairs en guise d’yeux. Et c’était son bras qui se tendait vers le canot pour répandre sur lui une pluie salvatrice. Malgré la distance, Tol’chuk déchiffra de la douleur et du chagrin sur ses traits. Même le tonnerre semblait faire écho aux gémissements de son cœur.
— Qui est-ce ? souffla Magnam, bouche bée.
Sanglotant, Jerrick tomba à genoux près de la barre et répondit :
— Ma reine…
Er’ril vit Tratal s’affaisser dans les bras de Typhon. Flanqué d’Elena, il se précipita vers les deux el’phes.
— Laissez-moi vous aider, offrit-il.
Il tendit le Journal Sanglant à Elena, qui le serra contre sa poitrine sans quitter la reine des yeux.
— Emmenons Son Altesse loin de ce portail ouvert.
Typhon acquiesça avec reconnaissance, les yeux agrandis par l’inquiétude. Ensemble, les deux hommes portèrent Tratal jusqu’à son trône. Er’ril aurait pu le faire seul, malgré son bras blessé : l’el’phe ne pesait pas plus lourd que du coton filé.
Une fois la reine installée dans son siège capitonné, Mama Freda s’approcha pour l’examiner.
— Elle est froide comme un cadavre, dit-elle en lui palpant tout le corps.
Le regard de Typhon faisait la navette entre sa tante inerte et le portail béant. De la fumée continuait à envahir la salle d’audience. Dehors, une boule de feu survola le palais, emportant le haut de plusieurs tours et faisant pleuvoir des débris enflammés par l’ouverture. Le prince fit un pas vers celle-ci, hésita et jeta un coup d’œil à la reine. Il serra les poings de frustration.
— Je devrais superviser l’atterrissage du canot de Jerrick, mais…
— Allez-y ! lui enjoignit Mama Freda. Je peux me débrouiller sans vous. Occupez-vous du bateau.
Soulagé que l’on prenne la décision pour lui, Typhon se hâta de rejoindre les autres el’phes près du portail.
— J’aimerais l’aider, dit Wennar. Ce sont mes hommes qui arrivent à bord de ce canot.
D’un signe de tête, Elena lui en donna la permission. Dès qu’il se fut éloigné, la jeune femme se rapprocha de Mama Freda et de Tratal.
— Je peux faire quelque chose ?
La vieille guérisseuse posa deux doigts sur le cou de Tratal.
— Les battements de son cœur faiblissent. Elle est en train de nous quitter.
Elena leva une de ses mains écarlates.
— Et si je lui prêtais un peu de ma magie ?
Er’ril fit mine de protester. Un regard de la jeune femme l’en dissuada. Il était peut-être son époux selon la loi el’phique, mais sur ce point-là, il n’avait pas voix au chapitre – elle le lui signifiait d’une façon très claire. Er’ril se mordit la lèvre. Dans le passé, Elena avait déjà usé de son pouvoir pour sauver des moribonds : une fois quand le cœur de son oncle Boln avait lâché et, une autre fois, quand Er’ril lui-même avait été empoisonné par la dague d’un gobelin. Mais ce type d’intervention n’était pas sans risques pour elle.
Mama Freda tapota la main de la jeune femme.
— Je ne crois pas que ta magie puisse lui être d’un grand secours, mon enfant. Il ne s’agit pas d’une défaillance physique, mais spirituelle. Ce n’est pas une maladie qui l’expulse de son corps – c’est sa propre volonté.
— Tout de même, si je lui donnais plus de force…, suggéra Elena.
Mama Freda haussa les épaules.
— Je ne suis pas sor’cière. J’ignore ce que ça donnerait.
Er’ril soupira.
— Si la reine est perdue de toute façon, ça ne peut pas faire de mal d’essayer.
Elena jeta un coup d’œil surpris à l’homme des plaines. Celui-ci continuait à regarder Mama Freda. Ça ne lui plaisait peut-être pas qu’Elena choisisse de risquer sa vie pour une souveraine qui les avait trahis, mais il était toujours son homme-lige, prêt à lui offrir son avis et son soutien.
La vieille guérisseuse haussa de nouveau les épaules.
— Comme je l’ai dit, je ne suis pas sor’cière.
Er’ril porta la main à sa ceinture et en tira une dague sur le manche de laquelle était sculptée une rose.
— Ma dague de sor’cière ! s’exclama Elena.
Er’ril la lui tendit.
— La reine nous a fait restituer tout l’équipement qui nous avait été confisqué à bord du Traque-Soleil, expliqua-t-il en désignant les caisses empilées.
Elena lui passa le Journal Sanglant en échange de la dague, mais au lieu de lâcher l’arme, Er’ril plongea son regard dans celui de sa protégée.
— Sois prudente, dit-il tout bas.
Elena acquiesça d’un air déterminé et il lui céda la dague.
La jeune femme alla s’agenouiller près du trône. Elle prit la main de la reine Tratal et lui piqua un doigt avec la pointe de la dague. Une goutte de sang perla sur la peau de l’el’phe. Elena jeta un coup d’œil nerveux à Er’ril. Celui-ci lui toucha l’épaule comme s’il pouvait lui communiquer sa force par ce simple contact.
Prenant une profonde inspiration, Elena piqua l’un de ses doigts écarlates. Difficile de distinguer son sang de la souillure de sa peau, mais Er’ril la vit se raidir légèrement – non de douleur, mais sous l’effet de la libération de sa magie. La jeune femme ferma les yeux et entrouvrit les lèvres. Un soupir s’échappa de sa gorge.
Elle se pencha vers Tratal, mais avant qu’elle puisse mêler leurs sangs, un craquement sonore se répercuta à travers la salle d’audience. Les lattes du plancher se soulevèrent. Elena agrippa le trône pour ne pas perdre l’équilibre.
En levant les yeux, Er’ril vit aussitôt la cause de l’interruption. Le flanc d’une embarcation venait de percuter le bord de la Porte des Tempêtes. Près de l’ouverture, des el’phes s’affairaient, jetant des cordes et criant des instructions. Le vaisseau échoué vomissait de la fumée et de la vapeur ; malgré cela, Er’ril distingua la silhouette massive de Tol’chuk près de la poupe.
Tirant sur une corde tandis que le vent ballottait l’embarcation, le prince Typhon cria aux étrangers :
— Le canot est à quai ! Il faut charger votre équipement !
Er’ril vit Wennar foncer vers les caisses. Le n’ain ne pourrait pas tout porter seul. Er’ril fit un pas vers lui et hésita.
— Vas-y ! le pressa Elena. Occupe-toi du chargement pendant que je tente de ranimer la reine. Ensuite, nous devrons mettre les voiles.
— Nous n’avons pas beaucoup de temps.
— Raison de plus pour ne pas discuter. Vas-y !
Er’ril dévisagea Elena, qui soutint son regard sans broncher. L’expression de la jeune femme s’adoucit comme elle comprenait la consternation de son homme-lige.
— Vas-y, répéta-t-elle gentiment mais fermement. Je me débrouillerai.
Er’ril se détourna. Il avait peut-être remporté sa main en duel, mais Elena serait toujours une femme indépendante – et, en vérité, il n’aurait pas voulu qu’il en soit autrement.
Fourrant le Journal Sanglant à l’intérieur de sa chemise, il se hâta de rejoindre les autres près du canot.
Restée seule avec Tratal et Mama Freda, Elena retourna à sa tâche. Elle souleva la main de l’el’phe et positionna leurs deux doigts blessés l’un face à l’autre. Les piqures faites par la dague continuaient à saigner.
Mama Freda se tenait derrière la jeune femme, comme si elle l’observait par-dessus son épaule.
— Sois prudente, mon enfant.
Ce fut à peine si Elena entendit les paroles de la vieille guérisseuse. Son ouïe était entièrement tournée vers la chanson de sa magie. À force d’entraînement, elle avait atteint une excellente maîtrise du flux de son pouvoir, mais cette fois, il s’agissait de partager celui-ci avec quelqu’un d’autre. Si elle déversait trop d’énergie en Tratal, elle pourrait la carboniser de l’intérieur.
Prenant une inspiration pour se stabiliser, Elena appuya son doigt sur celui de la reine.
Instantanément, son esprit s’écoula dans le corps prostré de l’el’phe à travers le lien de sang qu’elles partageaient. Ce n’était pas sa première tentative de guérison par la magie – elle avait déjà fait ça avec son oncle Boln, avec Er’ril et avec Flint –, mais rien n’aurait pu la préparer à ce qu’elle découvrit en Tratal.
Des vents orageux assaillirent l’esprit d’Elena, menaçant de l’arracher à son propre corps. La jeune femme lutta pour tenir sa position, invoquant une plus grande quantité d’énergie afin de se définir au cœur du maelström. Autour d’elle, des nuages noirs tourbillonnaient ; la foudre jetait des éclairs de feu argenté.
Alors, Elena se rendit compte qu’elle n’était pas à l’intérieur de Tratal… du moins, pas à l’intérieur de son corps de chair et de sang. Elle avait pénétré dans la tempête qui protégeait la ville. La reine ne faisait plus qu’un avec cette dernière – et Elena venait de se joindre à elles.
La jeune femme s’enveloppa de sa magie comme d’une cape pour se protéger contre les éléments déchaînés. Elle ne pouvait pas rester longtemps. Déjà, elle avait du mal à discerner le lien avec son corps resté dans la salle d’audience, pauvre filament ténu au cœur d’un ouragan.
Tandis qu’elle flottait dans les airs et tentait de s’ancrer dans la tempête, Elena sentit des filaments encore plus fragiles se déployer autour d’elle dans toutes les directions, formant une toile d’araignée infinie. Elle devina ce qu’elle percevait. C’était la vie : le réseau d’énergie qui reliait entre elles toutes les choses vivantes. Elena brûlait de l’explorer. Il l’appelait avec d’innombrables gorges. Mais même une sor’cière comme elle n’avait pas assez de pouvoir pour cela. Elle se perdrait dans ce labyrinthe démesuré, au sein duquel elle n’était qu’un insecte insignifiant.
Au lieu de ça, elle se concentra donc sur un unique filament tout proche d’elle : celui qui reliait la tempête au corps de la reine, ce faisant, elle sentit des yeux se tourner vers elle, un regard glacier familier la détailler. Tratal. L’el’phe avait dû sentir sa présence. Des mots se détachèrent contre le hurlement du vent :
— Va-t’en, mon enfant. C’est ma bataille.
Elena identifia une silhouette féminine formée de nuages et de foudre qui tourbillonnaient autour d’elle.
— Vous allez mourir ! s’époumona-t-elle.
— Qu’il en soit ainsi, répondit calmement Tratal. La mort n’est pas une fin et, en utilisant mon esprit pour alimenter la tempête – en me donnant entièrement à elle –, je pourrai sauver davantage de gens de mon peuple.
Des images s’imposèrent à l’esprit d’Elena. Une femme de nuages et de foudre se lovait autour de la cité ravagée, la pressait contre son sein et la propulsait plus vite au-dessus des pics volcaniques pour en faire une cible difficile à toucher. Elena comprit. Tratal voulait se sacrifier pour les siens.
— Je peux vous aider, argua-t-elle. Vous n’êtes pas obligée d’épuiser votre énergie vitale. Utilisez ma magie !
Un sourire las se forma dans les nuages.
— Tu es bien la digne descendante du noble Belarion. (Le mince filament qui reliait Tratal à son corps brilla avec une ardeur renouvelée.) Mais le chemin qui mène ici est trop fragile. En canalisant vers moi assez d’énergie pour faire une différence, tu brûlerais ce conduit et tu te retrouverais prisonnière de la tempête avec moi. Je ne te laisserai pas risquer ta vie de la sorte.
Elena sentit que la reine disait la vérité. Le peu d’énergie qu’elle utilisait pour se définir menaçait déjà la connexion.
— Et vous ? Protesta-t-elle néanmoins.
— Va-t’en, mon enfant. C’est ma bataille, répéta Tratal.
Des bourrasques fondirent sur Elena et la repoussèrent le long du filament. Un instant, la jeune femme résista ; elle refusait d’abandonner. Mais l’énergie nécessaire pour maintenir sa position amenuisa le lien, le réduisant à un fil impalpable. Comprenant la futilité de ses actes, Elena s’abandonna à la tempête et se laissa emporter par le vent.
Alors qu’elle traversait le corps de Tratal, elle sentit le filament qui la reliait à l’esprit de la reine se briser. Et au moment où elle retombait dans son propre corps, elle entendit le dernier battement du cœur de l’el’phe.
Saisie de vertige, elle s’affaissa et partit en arrière. Mama Freda la rattrapa.
— Tu es en sécurité, mon enfant. Tout va bien.
— La reine… ? demanda Elena d’une voix faible.
— Disparue.
Elena saisit un des accoudoirs du trône pour se redresser. Dans le siège, elle découvrit la tunique de Tratal abandonnée sur les coussins – mais rien de plus. Le corps de l’el’phe s’était volatilisé.
Soudain, Typhon apparut de l’autre côté du trône et tomba à genoux. Les joues baignées de larmes, il regarda le siège vide.
— Elle s’est donnée tout entière à la tempête, gémit-il.
Elena acquiesça.
— Elle veut utiliser son énergie pour propulser la cité plus vite au-dessus des contrées du Gul’gotha et laisser à votre peuple le temps de s’échapper.
Wennar les rejoignit.
— Dans ce cas, nous devons nous dépêcher. Nous avons déjà dépassé les mines natales de mon peuple.
Mama Freda aida Elena à se relever.
— Tout l’équipement est à bord, ajouta le n’ain. Il faut partir.
Typhon se releva en s’essuyant les yeux.
— Je vais prendre moi-même la barre de votre canot. Je connais la volonté de la reine en la matière : vous conduire sains et saufs à destination.
Ce fut alors qu’un grand el’phe s’approcha par-derrière et posa une main sur l’épaule du prince. Elena le reconnut pour l’avoir souvent croisé à bord du Traque-Soleil. C’était le capitaine Jerrick. Son visage était maculé de suie ; ses cheveux et ses vêtements dégoulinaient de pluie.
— Non. Je ne vous laisserai pas faire ça, prince Typhon. Votre place est ici.
— Mais la reine…
— La reine n’est plus. Et, en l’absence de ses deux fils, vous êtes le suivant dans l’ordre de succession. Vous devez assumer la charge de régent jusqu’au retour de l’un d’eux.
L’horreur écarquilla les yeux du prince.
Jerrick lui serra l’épaule un peu plus fort.
— Vous devez diriger l’exode de notre peuple.
— Je… je ne peux pas…
— Vous n’avez pas le choix.
Elena comprenait la douleur et le choc éprouvés par Typhon. Ce n’était pas facile de se retrouver soudain accablé par le fardeau du pouvoir et des responsabilités.
— Allez chercher dame Mela, poursuivit Jerrick, et emmenez avec vous le plus grand nombre de gens possible. Considérez-les comme des graines jetées aux quatre vents. À vous de trouver un endroit convenable où les planter.
— Mais que vont devenir Elena et ses compagnons ?
— Je m’occupe d’eux personnellement. C’est mon devoir en tant que capitaine de navire aérien. Votre devoir à vous est ici.
Elena vit le jeune prince ployer sous la lourde cape qui venait d’être jetée sur ses épaules. Un instant, elle crut qu’il allait s’effondrer. Mais lentement, il se redressa. Malgré la douleur et le chagrin qui obscurcissaient son regard, il hocha la tête.
— Conduisez-les au canot. Je m’occupe des nôtres.
Le capitaine Jerrick acquiesça et leva un bras pour diriger les compagnons vers la Porte des Tempêtes.
— Dépêchons-nous.
Er’ril rejoignit Elena et passa un bras protecteur autour de ses épaules.
— Tu vas bien ?
La jeune femme se laissa aller contre lui.
— Oui.
Jetant un coup d’œil derrière elle, elle vit le prince Typhon debout, très raide, près du trône d’acajou vide. Il fera un meilleur chef que moi, songea-t-elle en lui souhaitant du courage et de la force pour affronter les épreuves à venir.
Dehors, le vent était plus violent que jamais. Le canot ballotté dans tous les sens tirait sur ses amarres. Elena vit qu’un énorme trou dans sa voile avait été sommairement bouché à l’aide d’une tapisserie arrachée aux murs de la salle d’audience. Un marin muni d’une longue aiguille reprisait la dernière déchirure.
Lorsque les compagnons atteignirent la passerelle, le capitaine Jerrick hurla à la face de la tempête :
— Dégagez ! Soyez prêts à larguer les amarres à mon commandement !
Les el’phes qui se trouvaient encore à bord obéirent, bondissant depuis le bastingage ou se balançant aux filins d’amarrage pour regagner l’intérieur du palais. Elena et ses compagnons restèrent seuls sur le pont du canot.
La jeune femme se dirigea vers Tol’chuk, saluant au passage les n’ains qui ressemblaient à un troupeau d’oies trempées avec leurs vêtements mouillés et leur barbe dégoulinante. Elle se blottit contre une pile de caisses pour s’abriter du vent. Elle ne portait rien d’autre qu’une mince chemise de nuit, mais heureusement, Er’ril avait pensé à tout. Il la rejoignit, une cape doublée de fourrure sous chaque bras.
— Ça devrait te tenir chaud jusqu’à ce qu’on puisse déballer tes affaires.
Claquant des dents, Elena prit l’une des capes qu’elle drapa autour d’elle avec gratitude. Er’ril poursuivit la distribution. Bientôt, tous compagnons furent pelotonnés dans des vêtements chauds ou sous des couvertures.
Le capitaine Jerrick reprit sa place à la barre.
— Larguez les amarres ! hurla-t-il aux el’phes postés sur le seuil de la Porte des Tempêtes.
Des nœuds furent défaits et le canot bondit en avant. Elena tituba et se cogna à une caisse toute proche.
— Restez assis ! Ordonna Jerrick à ses passagers. (La bôme siffla au-dessus de leurs têtes, et l’embarcation effectua un virage gracieux.) À partir d’ici, ça va secouer !
Elena soupira. Pour changer un peu…
Le canot s’éloigna du palais en décrivant une large courbe. Quatre des vingt tours étaient tombées ; trois autres brûlaient en projetant d’immenses flammes dans les airs. En contrebas, la cité souffrait encore davantage. Les trois quarts des bâtiments avaient déjà été détruits par la pluie de boules de feu ou dévorés par l’incendie.
Pour l’heure, Fort-Tempête semblait connaître un bref répit. Aucun projectile volcanique ne traversait plus le ciel nocturne. Apparemment, les efforts de Tratal n’avaient pas été vains. La souveraine avait réussi accélérer le vol de sa cité – mais pour combien de temps ?
D’autres navires aériens, bondés d’el’phes hagards, dépassèrent le canot. La plupart d’entre eux rebroussaient chemin vers les murs de la cité ravagée. Une poignée d’autres patrouillaient encore dans les bas quartiers, cherchant des survivants pour leur offrir une dernière ligne de vie.
— Et les occupants du palais ? demanda Elena en se tournant vers Jerrick.
— Fort-Tempête prend soin des siens, répondit mystérieusement le capitaine.
Elena pivota pour observer le château qui rapetissait derrière eux alors que le canot s’éloignait en perdant de l’altitude.
— Par où comptez-vous passer ? s’enquit Er’ril.
Jerrick tendit un doigt vers le pont.
— Droit à travers le cœur de la tempête.
— Est-ce bien sur ? s’inquiéta Er’ril.
Jerrick essuya la suie qui lui piquait les yeux.
— Reste-t-il encore un seul endroit sur en ce monde ? marmonna-t-il. (Mais, voyant l’homme des plaines s’assombrir, il ajouta :) Je réussirai à passer. Ne vous en faites pas. Je chevauche les vents depuis tout gamin.
Elena regarda la cité el’phique s’estomper derrière eux. Elle hoqueta en voyant les tours restantes s’écrouler telle une poignée de bâtonnets.
— Oh, non ! Le prince Typhon ! Et les autres !
Mais elle n’aurait pas du s’inquiéter. Sous ses yeux émerveillés, les murs du palais tombèrent ainsi que des dominos, révélant le cœur caché de la citadelle. Un vaisseau gigantesque s’éleva des ruines, porté par une quille de fer qui reflétait la lumière du soleil levant. Lentement, ses voiles se déferlèrent et capturèrent les vents déchaînés. Il s’éloigna gracieusement, prenant la tête de myriades d’autres navires, grands et petits, pour les entraîner à l’écart de la cité en flammes.
Puis le canot atteignit la lisière de la tempête et la flotte aérienne disparut à la vue d’Elena.
— Accrochez-vous ! aboya Jerrick.
La proue de l’embarcation piqua brusquement comme son capitaine plongeait dans les profondeurs de la tempête, sous la cité. Des bourrasques assaillirent le canot, faisant claquer sa voile. De la pluie ruissela sur le pont, trempant les passagers jusqu’aux os. Mais Jerrick ne parut guère perturbé par les embardées de son bateau. De l’énergie crépita le long de ses mains alors qu’il invoquait sa propre magie pour manipuler le gouvernail.
La foudre poursuivit Elena et ses compagnons à travers les nuages. Le tonnerre grondait et malmenait le canot. Mais Jerrick chevauchait la tempête avec adresse, se laissant glisser le long des courants descendants, virant pour éviter les remous ou zigzaguant pour ne pas se laisser emporter par les rapides.
Elena agrippait le bastingage si fort que ses articulations avaient blanchi. Er’ril faisait de son mieux pour l’abriter. Au-dessus d’eux, la voile hâtivement reprisée commença à se déchirer. Jerrick pinça ses lèvres déjà exsangues et continua à barrer en silence.
Elena pivota vers la proue à l’instant où le canot se cabrait ainsi qu’un cheval rétif et manquait culbuter dans les airs. Ses genoux décollèrent du pont et Er’ril s’accrocha à elle de toutes ses forces pour la retenir. Puis le canot atteignit un courant stable ; la jeune femme et son protecteur retombèrent brutalement sur les planches.
— Nous sommes passés, lança simplement Jerrick, comme s’ils venaient de traverser un vulgaire ruisseau.
Elena se redressa et fut aussitôt frappée par la chaleur ambiante. Après le froid de la tempête, l’air chargé d’une odeur de soufre et de magma lui paraissait suffocant. Au-delà du bastingage, elle découvrit les pics noirs qui s’étendaient en contrebas, nimbés par la lumière infernale des cônes volcaniques. Ce spectacle avait de quoi consumer sa détermination. Comment les compagnons pouvaient-ils espérer survivre dans une telle contrée ?
— Un endroit haïssable, pour sûr, marmonna Mama Freda.
— Il n’en a pas toujours été ainsi, dit Wennar. Les volcans n’ont vérolé ces terres qu’après que l’Innommable eut corrompu notre peuple. Jadis, toute la région était verte et riante.
Elena avait du mal à le croire. Elle balaya le paysage du regard et, découragée, se détourna.
Des nuages noirs bouillonnants continuaient à filer au-dessus du canot. Au loin, Elena vit des morceaux de la cité el’phique dégringoler à travers la tempête et aller s’écraser en contrebas. À bâbord, un immeuble de plusieurs étages heurta le sommet d’une montagne et se désintégra dans une explosion de planches brisées. Elena se tordit le cou, cherchant des navires en train de fuir. Elle n’en vit aucun.
— Fort-Tempête ralentit, lança Jerrick, remarquant la direction de son regard.
Il avait raison, comprit Elena. La tempête commençait à s’effilocher sur les bords. Les nuages se délitaient. Les réserves d’énergie de Tratal devaient toucher à leur fin.
— Le Gul’gotha va de nouveau percevoir le mouvement de la cité, dit amèrement Jerrick.
Comme pour ponctuer cette déclaration, un volcan explosa à une lieue de là, crachant une énorme boule de feu. Le projectile de magma décrivit une courbe brillante et disparut à l’intérieur du front orageux avec un sifflement.
— L’attaque reprend, commenta Er’ril.
Les traits creusés par l’inquiétude, Jerrick reporta son attention sur la manœuvre du canot.
— Les navires de mon peuple n’ont pas eu assez de temps pour se mettre en sécurité.
Tandis que l’embarcation descendait en décrivant une large spirale. Elena se leva et se débarrassa de sa cape trempée.
— Ils l’auront.
Elle dégaina sa dague de sor’cière.
— Elena…, intervint Er’ril.
— Si c’est d’énergie que la tempête a besoin, je vais lui en donner.
La jeune femme entailla le gras de ses deux pouces, libérant le feu glacial de sa main gauche et le feu sor’cier de la droite. À l’intérieur des nuages bouillonnants, Tratal l’avait prévenue que transmettre du pouvoir à son corps brûlerait le lien ténu qui reliait son esprit à celui-ci. Mais ce risque s’était éteint en même temps que la reine el’phe.
Elena étudia le tourbillon noir. Elle ne savait pas exactement quelle part de Tratal subsistait là-dedans, mais elle disposait d’un type d’énergie dont la tempête devrait pouvoir se nourrir.
Levant sa main droite, Elena serra le poing et invoqua le pouvoir du soleil – son feu, sa chaleur. Un brasier ardent enfla à l’intérieur de sa paume. Alors, elle leva son poing gauche et invoqua la magie du clair de lune – le froid et la glace. Son autre main se mit à briller elle aussi, mais d’une lueur bleutée plutôt qu’écarlate.
Le pouvoir chantait dans le sang et le cœur d’Elena, implorant la sor’cière de le libérer. Habituée à cet assourdissant chœur de magie sauvage, Elena l’ignora. Elle rapprocha ses deux poings, appuyant les articulations de l’un contre celles de l’autre. L’énergie emprisonnée dans ses mains la fit sursauter comme une décharge d’électricité. Quand elle ne put plus la contenir, elle dressa ses bras vers le ciel en dépliant ses doigts ainsi que les pétales d’une rose.
Un faisceau d’énergie déchaînée jaillit à la verticale, mélange de feu sor’cier et de feu glacial fondus en une déflagration de feu céleste. Elena hoqueta et arqua le dos comme la magie hurlante s’arrachait à elle.
Son torrent de feu céleste creva la tempête et disparut à l’intérieur. De la foudre rayonna en étoile depuis le point d’impact. Mais tandis qu’Elena projetait toujours plus d’énergie vers les nuages noirs, les éclairs se divisèrent encore et encore jusqu’à former un réseau d’énergie flamboyante à travers tout le front orageux.
— Elena ! hurla Er’ril dans son oreille.
Ce fut à peine si la jeune femme l’entendit. La magie chantait dans ses veines.
— Elena, regarde à gauche !
Les paroles du guerrier pénétrèrent le chœur assourdissant de son pouvoir. Lentement, elle tourna son regard dans la direction qu’Er’ril lui indiquait. Une boule de feu fusait droit vers leur canot. Du coin de l’œil, Elena vit Jerrick se battre contre la barre. Probablement fasciné par sa démonstration de pouvoir, le capitaine el’phe n’avait pas remarqué le danger assez vite. Il n’avait plus le temps d’écarter leur embarcation de sa trajectoire.
Elena aurait dû ressentir de la terreur, mais elle était trop habitée par sa magie pour cela. Elle vibrait d’invincibilité. Baissant les bras, elle écarta ses mains l’une de l’autre et projeta un rayon de feu glacial vers la boule de magma. Celle-ci fut instantanément pétrifiée.
Sans réfléchir ou presque, Elena enchaîna en décochant une lance aveuglante de feu sor’cier, qui atteignit le projectile à moins de douze encablures du canot. Le magma gelé explosa. Il n’en resta qu’un nuage de poussière qui s’abattit sur les compagnons sans leur faire le moindre mal.
Les genoux d’Elena flageolèrent. Sa magie épuisée, elle tomba à genoux. Er’ril lui jeta sa cape sur les épaules et la serra très fort dans ses bras.
— Faites-nous descendre entre les montagnes ! glapit-il à l’adresse de Jerrick. Nous ne pouvons pas prendre le risque qu’on nous tire dessus une nouvelle fois !
Jerrick obtempéra, et le canot piqua vers le sol selon un angle abrupt.
Elena s’affaissa dans les bras de son homme-lige. Il lui semblait que ses os s’étaient changés en beurre.
Er’ril lui frotta les bras.
— Les défenses du Gul’gotha doivent être conçues pour réagir à la magie – celle de ton pouvoir comme celle de l’énergie élémentale.
— J’ai été stupide, marmonna Elena. J’aurais du réfléchir avant d’agir.
— Tu as écouté ton cœur, chuchota Er’ril.
Tol’chuk tendit un doigt en direction de la poupe.
— La femme dans les nuages ! s’exclama-t-il. Elle revient !
Toujours blottie dans les bras d’Er’ril, Elena leva les yeux vers le ciel.
Derrière leur canot et à une altitude bien supérieure, la tempête continuait à bouillonner. Mais nul n’aurait pu se méprendre quant à la silhouette gigantesque formée de nuages et découpée par la foudre.
— La reine Tratal…, croassa Jerrick d’une voix brisée.
L’el’phe flottait dans le ventre de la tempête.
Sous les yeux des compagnons, les nuages s’épaissirent et parurent gagner en substance. Propulsés par des vents invisibles, ils prirent de la vitesse et s’éloignèrent.
La tête baissée vers le canot, la silhouette de femme eut un sourire triste. Une bourrasque apporta ses paroles aux compagnons :
— Tu nous as sauvés. (Les mots résonnèrent et s’estompèrent.) Tu nous as tous sauvés.
— Reine Tratal…, murmura Elena.
— Bonne chance, Elena Morin’stal. Que les dieux t’accompagnent !
La silhouette de femme parut se dissiper à l’intérieur du front orageux, mais elle eut le temps de chuchoter un dernier message uniquement destiné aux oreilles d’Elena :
— N’oublie pas ta promesse.
Elena regarda la tempête qui filait vers l’horizon enténébré.
— Je n’oublierai pas, dit-elle fermement.
Ce n’étaient pas des paroles en l’air. Au fond de son cœur, la jeune femme savait qu’un jour, dans une époque et un lieu lointains, les deux maisons el’phiques seraient de nouveau réunies.
Mais pas ici, et pas maintenant. Ce serait l’histoire de quelqu’un d’autre – pas la sienne.
Se penchant par-dessus le bastingage, Elena regarda en contrebas.
Le canot descendait vers le paysage ravagé du Gul’gotha : un labyrinthe de montagnes rouges déchiquetées, de vallées profondes pareilles à des entailles, d’arbres rabougris et de ruisseaux dont l’eau émettait une lueur verte malsaine.
Tel était son avenir.